Zino Davidoff : le pape du cigare

Un grand parmi les grands.

La marque Davidoff s'est imposée dans le monde du grand cigare comme une référence éminente. Sa notoriété est telle, que le public l'emploie pour désigner indistinctement tous les cigares haut de gamme, de façon comparable au terme générique havane, qui qualifie l'ensemble des puros fabriqués à La Havane. Au-delà des polémiques sur ce personnage controversé, auquel certains fumeurs reprochent son appât du gain par la pratique de prix jugés excessifs pour ses cigares et sa diversification outrancière dans de nombreux produits sans rapport avec le tabac, il est bon de montrer l'oeuvre d'un homme qui a voué sa vie à la reconnaissance du grand cigare comme un art de vivre accessible au plus grand nombre. Ce portrait du célèbre maître cigarier genevois montre un homme fidèle de bout en bout à sa passion et respectueux d'un produit qu'il identifiait volontiers à un prince.

Zino Davidoff naît en Russie près de Kiev en 1906. Sa famille d'origine juive s'exile pour fuir l'antisémitisme avec l'idée de s'embarquer pour les Etats-Unis. Mais, une fois arrivé à Genève, en 1911, le père de Zino décide de s'y installer avec sa femme et ses cinq enfants. Ce mélangeur de tabacs d'Orient, qui roule des cigarettes à la main, ouvre une boutique pour vendre sa production artisanale. Zino, avec ses frères et soeurs, passent leur jeunesse dans l'arrière-boutique à trier les feuilles et à les couper à l'aide d'un hachoir adapté. Pendant qu'ils effectuent ce travail, leur père explique les qualités de chaque tabac et les proportions de chacun d'eux dans le mélange. Après avoir étudié au collège Calvin de Genève durant la période 1917-1924, Zino Davidoff décide d'entreprendre un long voyage en Amérique latine pour découvrir les pays d'origine du tabac. Après avoir tenté sa chance dans plusieurs consulats, il réussit à obtenir un visa pour l'Argentine. Son ignorance des langues étrangères ne sera pas un obstacle à son départ. Après quelques mois passés en Argentine, il se rend au Brésil, où on lui conseille de rejoindre La Havane pour apprendre la science du tabac. Une fois arrivé dans la capitale cubaine, il est enthousiasmé par la magie de l'île. Il y restera cinq années, où il apprendra, tout en travaillant, toutes les étapes de fabrication des cigares. En 1930, Zino rentre à Genève retrouver sa famille. Ses parents ont déménagé pour installer leur commerce dans un magasin mieux organisé, situé rue de la Confédération. Les clients venaient plus nombreux, mais le père de Zino fabriquait toujours les cigarettes manuellement. Zino lui propose, d'ouvrir une section de cigares de La Havane, et de s'occuper de toutes les installations nécessaires, ainsi que des démarches commerciales. Son père accepte, tout en le prévenant de l'étroitesse de la demande pour un tel produit. Zino fait alors installer dans la boutique paternelle, la première cave humidifiée d'Europe. Effectivement, les débuts sont difficiles, peu de personnes quittent leur habitude de fumer des cigarettes au mélange conforme à leur goût, pour essayer autre chose. Zino Davidoff au prix de beaucoup d'efforts, parvient, néanmoins, à pérenniser son commerce, et trouve le temps de se marier, en 1926. Le cigare n'étant pas à la mode le chiffre d'affaires stagne. Le décollage économique se produira de manière fortuite, avec l'irruption de la Seconde guerre mondiale.

En 1939, un important stock de havanes reste en souffrance dans les ports francs d'Europe tandis que la menace du déferlement de l'armée allemande se fait plus précise. Les responsables Cubains contactent Zino Davidoff pour qu'il prenne en charge ces millions de havanes. Ce dernier accepte, ce qui donne, du même coup, à la Suisse et à la boutique Davidoff, le titre de fournisseur européen de havanes. Les ambassadeurs des pays adhérant à la Société des Nations (SDN) qui se réunissent à son siège genevois, contribuent, mieux que toute publicité, à faire connaître le maître cigarier. La fréquentation du magasin augmente, mais ce n'est qu'après la fin de la guerre que commencera pour lui la grande aventure.

En 1946, les fabricants cubains rendent visite à Zino Davidoff pour discuter avec lui des actions à entreprendre pour relancer les ventes de havanes en Europe. Pour en discuter, on profitera du déjeuner pris au restaurant français "Le Globe" à Genève. Et, c'est en consultant la carte des vins, que Zino à une idée lumineuse. Il veut associer les noms des prestigieux vins français de Bordeaux aux cigares, pour créer les grands crus de La Havane. Ses interlocuteurs se montrent sceptiques. Ils trouvent aberrant d'associer sur un même produit des partenaires aux origines aussi diverses, car ce cigare cubain sera fabriqué par des Espagnols et vendu sous un label à consonance russe. Voilà de quoi perturber plus d'un client ! Davidoff tient bon, et balaie les objections en s'écriant que cela ressemblera à la Société des Nations. De plus, il s'engage à trouver le financement, à obtenir les autorisations, et pour finir, convainc ses associés de la réussite du projet. Malgré son enthousiasme, Davidoff ne dispose pas de l'argent nécessaire pour faire fabriquer, à Cuba, une gamme de cinq grands cigares, il doit donc convaincre les banquiers du bien fondé de son entreprise. Afin d'obtenir le consentement des propriétaires des grands châteaux bordelais : Château Margaux, Château Lafite-Rothschild, Château Haut-Brion, Château Latour et Château Yquem, pour l'utilisation du nom de leur vin, il envoie à chacun d'eux une boîte de cigares, accompagnée d'une lettre expliquant sa démarche. Seul le marquis de Lur Saluces, propriétaire d'Yquem, premier cru supérieur de Sauternes, refusa de donner son autorisation à l'emploi de sa marque. Davidoff le remplacera par le Château Mouton-Rothschild avec l'aval de Philippe de Rothschild. Ainsi naquit en 1947, la fameuse série des Châteaux Davidoff, inaugurée avec le Château Margaux, premier module (petit corona) fabriqué, suivi du Château Lafite, du Château Haut-Brion, du Château Latour et du Château Mouton-Rothschild. La gamme couvrait les modules du petit corona au grand corona, en passant par un robusto, représenté par le Château Haut-Brion. Comme Zino Davidoff l'avait prédit, ces cigares eurent un immense succès. Le Château Margaux a longtemps été en tête des ventes dans les boutiques hors taxe (duty free) des aéroports, et on décida d'élargir la gamme à un double-corona, le Dom Pérignon. Ces havanes étaient fabriqués par la marque cubaine Hoyo de Monterrey, à l'intérieur de laquelle, la série des Châteaux Davidoff prenait place en tant que sélection. Ces cigares, élaborés à partir des feuilles de tabacs issues des meilleures vegas de la Vuelta Abajo, étaient réellement exceptionnels, avec une bonne corpulence et une riche palette aromatique. La magnifique relance commerciale des havanes impulsée par la série des Châteaux invitera les Cubains à aller plus loin.

En 1968, ils proposent à Zino Davidoff, puis quelques mois plus tard, à la maison de tabac londonienne Dunhill, de créer leur propre marque à La Havane. Cette proposition représente davantage qu'une reconnaissance, c'est une récompense, envers ceux qui ont contribué à la notoriété des cigares cubains. Cependant, le maître cigarier genevois imposera ses conditions au projet. Il voudra définir lui-même les produits, être en mesure de contrôler toute la chaîne du cigare, de la plantation jusqu'à la commercialisation. Il obtiendra satisfaction sur l'ensemble de ses exigences. A la suite des négociations, un contrat sera signé, permettant à Davidoff de fabriquer des havanes à son nom. Il créera trois modules : un grand panatella appelé Davidoff N°1, un panatella ou Davidoff N°2 et un mini panatella répondant au nom de Davidoff Ambassadrice, pouvant être fumé par les femmes. Ces cigares apparaissent sur le marché en 1969, et seront suivi par la création des Davidoff 1000, 2000, 3000, 4000 et 5000. Ils sont fabriqués par l'élite des rouleurs dans une manufacture exclusivement réservée à cette marque, El Laguito, ancien palais colonial, qui deviendra après le départ de Davidoff de Cuba, la fabrique des Cohiba et du Trinidad.

Les années 1970, représentent pour Davidoff l'époque glorieuse, où les amateurs de toute l'Europe viennent au magasin du 2, rue de la Rive à Genève, tout autant pour s'approvisionner, que pour côtoyer celui qui a donné un nouveau souffle au havane, ce roi des cigares. Le maître cigarier ne se contente pas d'écouler des puros à la façon d'un simple commerçant, il explique, conseille ses clients en fonction des goûts de chacun, sans discrimination de statut social ou de sexe. En un mot, il fait partager sa passion pour un produit d'exception. Néanmoins, Davidoff ne se contente pas de cette gloire, il désire aller plus loin, en élargissant le marché de ses cigares à l'immense potentiel d'amateurs que représente l'Amérique du Nord qui lui fait entrevoir des perspectives prometteuses. Seulement, les havanes, comme tous les produits cubains, sont interdits d'exportation aux Etats-Unis depuis février 1962, en raison du blocus instauré par ce pays contre Cuba. Zino Davidoff charge le docteur Ernst Schneider, patron de Oettinger, une vieille maison de tabac établie à Bâle depuis 1875, de mener les tractations pour reprendre le label Davidoff à la Cubatabaco. On rapporte que l'idée de développer la marque à l'international venait du PDG d'Oettinger et que celui-ci avait réussi à convaincre Zino Davidoff à force de discussions, en lui laissant entendre que cela ne porterait pas atteinte, ni à son esprit, ni à ses méthodes. En 1970, le docteur Schneider parvient à récupérer la marque. Il s'occupe du développement de l'affaire Davidoff en implantant hors de Suisse, les premières boutiques portant son label. Entre les deux hommes d'affaires, il existe une sorte de gentlemen agreements qui fait de Zino Davidoff, le gardien de l'image de la marque. Au début des années 1980, cette stratégie expansionniste porte ses fruits. La marque Davidoff s'impose et devient la référence absolue en matière de havanes avec la ligne des "Châteaux" et la série des 1000. Davidoff a désormais la connotation d'un cigare de luxe, réservé à une élite. Cette réputation d'excellence n'est pas usurpée, car chez Davidoff la qualité n'est pas un vain mot, elle est le credo de la marque. Lorsque les cigares commandés sont livrés, ils sont d'abord stockés dans une cave dite à extraction où l'humidité et la température sont maintenues à des niveaux adéquats. Avant d'être placées en rayon, les boîtes sont ouvertes et les cigares inspectés. Enfin, un cigare de chaque module est prélevé pour être soumis au test de la dégustation. A cette occasion, une fiche est rédigée qui sera comparée aux précédentes. La deuxième volet de la conquête des marchés mondiaux se fera avec la gamme "Zino", cigares fabriqués au Honduras qui profitera du prestige de la marque Davidoff pour séduire les amateurs des Etats-Unis. La série se compose de quatre Mouton-Cadet (N°1 à N°4) et de huit autres modules (Princesse, Diamonds, Tradition, etc). Le lancement des "Zino" se fera comme pour les "Châteaux", à grand renfort d'effets d'annonce relayés par la presse écrite et la presse télévisuelle. Zino Davidoff se fera même le représentant commercial de sa propre marque, lorsqu'il assurera la promotion du Zino Mouton-Cadet, en compagnie de la baronne Philippine de Rothschild, sur la chaîne de télévision nord-américaine "5Eyewitness news". Mais derrière ces cieux cléments se profile une crise larvée entre Davidoff et la Cubatabaco, la société cubaine qui détient le monopole du tabac.

Les divergences d'intérêts seront telles entre les deux partenaires, qu'en 1988, une bataille juridique sera engagée pour le non respect des accords initiaux. La procédure sera menée par le Docteur Schneider, Zino Davidoff, quant à lui, restera à l'écart de la procédure, se contentant d'envoyer une lettre réprobatrice à la Cubatabaco . La décision des tribunaux interdira à Cuba de fabriquer des cigares sous l'appellation Davidoff. En tant qu'ambassadeur médiatique de sa propre marque, Zino brûlera quelques centaines de havanes dans sa cheminée, pour montrer, symboliquement et médiatiquement, son rejet de cigares dont la qualité se serait altérée. Dès lors, la rupture devenue inévitable, fut effective en février 1990. Les cigares Davidoff seront désormais fabriqués en République dominicaine avec des tabacs cultivés sur place. Le choix de ce pays, dès 1989, n'est pas dû au hasard. La société Oettinger avait précédemment prospecté plusieurs pays, avant de s'installer dans ce pays très proche de Cuba, au point de vue du climat et de la nature des sols, et où, elle faisait déjà fabriquer les puros de sa marque Griffin's. Bien qu'aucun des protagonistes n'ait souhaité préciser la nature de leurs désaccords, il est néanmoins possible, de deviner les raisons de la brouille entre Davidoff et Cuba, à partir d'informations notoires. Les responsables de la Cubatabaco, n'avaient pas apprécié que Davidoff concurrence les havanes avec des cigares de luxe fabriqués au Honduras, car ils perdaient ainsi le monopole de la marque. Ils estimaient que de substancielles devises leur échappaient. De son côté, Davidoff s'était plaint de la qualité médiocre des modules par rapport à ses exigences, ainsi que d'un approvisionnement défaillant. Pour Dunhill, le sort de ses huit havanes sera différent. Leur production sera arrêtée par les Cubains, en 1992, en raison d'un volume insuffisant de ventes lié à une distribution trop restreinte.

Le départ de Cuba et l'installation en République dominicaine ne portera pas préjudice à Davidoff International, bien au contraire. Le changement de goût orienté vers plus de douceur, qui résulte de l'utilisation de tabacs dominicains, correspond, non seulement, au goût des Nord-américains mais prend place également dans une évolution contemporaine de cigares peu puissants. La fabrication des cigares Davidoff fut confiée à la famille de l'ingénieur agronome Henrik Kelner, qui est aujourd'hui président de l'Association des producteurs de cigares de la République dominicaine et président de Tabacos Dominicanos. Les plantations de San Vincente situées dans la région de la capitale Saint-Domingue, fournissent l'Olor Dominicano, le Piloto Cubano et le San Vincente, une variété hybride développée exclusivement pour Davidoff. Seules, les capes Connecticut sont importées des Etats-Unis. Les rouleurs élaborent uniquement des cigares Davidoff, dans la manufacture qui abrite également une école pour leur formation. Toute l'attention du fabricant se concentre sur l'objectif de qualité maximale chère à Zino Davidoff. Le séchage du tabac dure deux mois, la fermentation cinq mois, et le vieillissement s'allonge entre trois et six ans. La ligne de cigares Davidoff-Saint-Domingue, présentée en 1991, est très étendue puisqu'elle comporte 19 modules, dont deux devenus rares chez les marques cubaines, un piramides le Spécial T et un culebra le Spécial C. La caractéristique des pièces produites est une finition irréprochable et une qualité constante. La cape est lisse, légèrement luisante, d'une belle couleur colorado-claro. Même si les cigares Davidoff ont en commun avec leurs homologues les deux variétés de tabacs dominicains, l'emploi du San Vincente leur donne un goût particulier, notamment un corps plus affirmé. La production des Davidoff dominicains est, aujourd'hui, d'environ 5 millions de pièces par an. Davidoff, c'est également, des cigares fabriqués à partir de tabacs d'autres origines, comme les "Zino" indonésiens (modules Drie et Jong) roulés à partir de tabacs de Sumatra et de Java, ainsi que les "Zino" brésiliens (modules Santos et Por Favor). Une gamme Zino Classic et Zino Relax a été lancée à destination des fumeurs occasionnels appréciant la légereté et le goût légèrement sucré des tabacs de Sumatra ou la puissance contenue des tabacs du Brésil.

Zino Davidoff s'éteint en janvier 1994, à l'âge de 88 ans, laissant au patron d'Oettinger le soin de pérenniser ses affaires, sa fille unique ne souhaitant pas les diriger. En dépit de ses ambitions commerciales parfois débridées, Davidoff restera celui qui a sorti le havane du confinement des salons feutrés, où, aristocrates, capitaines d'industrie et gouvernants s'en délectaient égoïstement. Il a fait connaître et aimer le grand cigare au plus grand nombre, même si les cigares qui portent sa célèbre bague blanche et or, sont, avec les Cohiba cubains, les plus onéreux. Or, chacun sait que la qualité à un prix, et l'on ne peut pas reprocher à Davidoff d'avoir oeuvré pour atteindre la perfection. Remercions donc, Zino Davidoff d'avoir impulsé une tendance qui nous permet, à nous tous fumeurs, d'accéder aujourd'hui, à un large choix de grands cigares.